La communication améliorée et alternative (CAA) fonctionne avec des pictogrammes, des caractères et des mots. En les sélectionnant avec les mains, les yeux ou la tête, les personnes avec handicaps complexes peuvent communiquer ce qu’elles souhaitent manger … et bien plus encore. Focus sur le groupe « Sprachvirus », auteur du blog « Idiotenspeak ».
Ils s’appellent Querdenker, El Hombre et Sokrates, et rédigent ensemble le blog « Idiotenspeak ». Derrière ces pseudonymes, trois hommes trentenaires qui vivent avec plusieurs troubles du spectre autistique. Ils ne peuvent pas s’exprimer oralement et ont besoin de beaucoup d’assistance au quotidien. Mais pour eux, ce n’est pas une raison pour ne pas échanger régulièrement au sujet de leur blog. Ils discutent des sujets, du style et du choix des mots. Car tous les trois utilisent de nombreux outils proposés par la communication améliorée et alternative (CAA).
La linguiste Andrea Alfaré, codirectrice de la société effective communication (efc), anime les réunions du groupe « Sprachvirus » toutes les deux semaines dans le bureau d’efc en vieille ville de Rheinfelden (AG). « Idiotenspeak » est issu du groupe de travail Sprachvirus, qui existe depuis 2012. Tenir ce blog fait partie de la formation professionnelle de ces trois hommes.
Entraîner l’attention et la coordination
Installé à une longue table ovale en bois, Jaime Garcia (El Hombre) tape des caractères sur sa tablette électronique. Il lève lentement son bras gauche, regarde le clavier et pose son doigt sur une lettre. Puis, il lève à nouveau son bras, marque une courte pause, et tape la lettre suivante. Alors qu’il se tourne pour regarder l’heure, l’animatrice assise à côté de lui l’incite à se concentrer et à regarder le clavier. Il se retourne et tape les lettres suivantes. Trois propositions de mots apparaissent à l’écran. Sans hésiter, il choisit « drastique ». En tant qu’animatrice, Andrea Alfaré a demandé sur quel ton ils souhaitent rédiger leur article de blog. Elle invite désormais Christian Kaspar (Querdenker), qui arpente nerveusement la pièce, à revenir à la table. Il a de la peine à coordonner ses mains et les porte à son visage. Andrea Alfaré lui rappelle de poser sa main gauche pendant qu’il lève lentement sa main droite. Son index est déjà tendu, prêt à taper, mais son regard erre encore à travers la pièce. « Regarder les lettres », dit l’animatrice. Il tape lentement, un caractère après l’autre, un mot après l’autre : « Etre enfermé dans une institution est contraire à la Convention de l’ONU » Jaime Garcia lève sa main et regarde Andrea Alfaré, signe qu’il veut dire quelque chose. Elle s’assied près de lui et l’observe attentivement lever son bras, regarder le clavier et écrire « prison du corona ».
« Nous nous comportons différemment des neurotypiques »
Les trois jeunes hommes ont des difficultés pour la perception et le traitement des émotions, la planification des actions et le contrôle des impulsions. Cependant, ils suivent l’actualité avec intérêt et ont lu le texte original de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Ces jeunes auteurs ont des choses à dire et s’adressent consciemment à un public via leur blog. Ayant des difficultés à coordonner leur regard et leurs mouvements ainsi qu’à planifier et exécuter des actions en plusieurs parties, ils ont besoin d’assistance et utilisent la CAA. Différentes applications sur la tablette, des dossiers de communication contenant des pictogrammes et des mots, un appareil sonore qui énonce le mot adapté quand on désigne un pictogramme et deux gros boutons – le vert pour dire oui et le rouge pour dire non – les aident dans leur tâche. La CAA utilise aussi le langage gestuel. Mais cela n’est pas une option pour les trois jeunes hommes : « Ils ont du mal à coordonner leurs mouvements », explique l’animatrice.
Sokrates (Yannick Striebel) s’est retiré sur le canapé de la pièce voisine en grommelant et s’est mis un coussin sur la tête. De son côté, Querdenker continue à écrire. Une fois qu’il a terminé, il se lève, vient vers nous et nous regarde d’un air de défi. Andrea Alfaré nous lit ce qu’il a écrit : « Madame Schanda, que savez-vous au sujet de la CAA ? » et « qu’est-ce que vous observez chez nous ? » – « Vous bougez beaucoup, vous regardez autour de vous, ce qui donne une impression d’inattention ; mais vous percevez tout et vous écoutez. » El Hombre commente : « Nous nous comportons différemment des neurotypiques. » – « Qui sont les neurotypiques ? » – « Les personnes telles que vous, dont le cerveau est comme celui de la majorité des gens. Mais nous, nous sommes câblés autrement. »
« En résidence, il y a peu de bons outils de CAA pour les personnes avec handicaps complexes. Ils sont sous-estimés et ignorés »
Querdenker, rédacteur du blog Idiotenspeak
Christian Kaspar et Yannick Striebel habitent au sein d’une institution, dans la même unité d’habitation. Jaime Garcia vit chez ses parents mais travaille dans la structure d’accueil de jour de l’institution de ses deux amis. « En résidence, il y a peu de bons outils de CAA pour les personnes avec handicaps complexes. Ils sont sous-estimés et ignorés », critique Querdenker. Et El Hombre de compléter : « Oui, exactement. Beaucoup pensent que choisir son repas est suffisant pour nous. Mais non. Tous peuvent faire plus, aucun ‹Schwebi› n’est stupide. » « Schwebi » est le diminutif que les trois blogueurs utilisent pour « Schwerbehinderte » : les personnes avec un handicap sévère.
La CAA, une forme de communication lente
Les personnes vivant avec des handicaps complexes et qui ne peuvent pas s’exprimer oralement sont souvent sous-estimées, souligne Andrea Alfaré. Par ses recherches, celle-ci a constaté que généralement, ce ne sont pas tant les troubles cognitifs qui entravent l’acquisition du langage, mais davantage le comportement du partenaire d’interaction et de soutien. La CAA est une forme de communication lente qui nécessite beaucoup de patience. Si Sokrates a bien répondu à quelques questions de l’animatrice en montrant des pictogrammes, il a eu des difficultés sur le plan de l’écriture. Celui-ci reste sur le canapé rouge dans la pièce d’à côté et participe à peine à la discussion. « Cela fait partie du jeu », dit Andrea Alfaré. Les réunions se déroulent à chaque fois différemment. Les participants ont leurs tics et leurs contraintes, des problèmes de coordination et de concentration. Mais avec le soutien nécessaire, ils peuvent s’exprimer de manière très nuancée. Et en tant que groupe, ils fonctionnent bien : « El Hombre, qui ne supporte généralement pas la proximité physique, laisse même Querdenker le toucher légèrement sur l’épaule », se réjouit l’animatrice.
Andrea Alfaré assiste les blogueurs pour la coordination et la concentration. Chaque rencontre dure trois heures. Dehors, une voiture arrive. El Hombre lève les yeux, reconnaît son père et prend congé par un léger signe de tête. Peu après, arrive le taxi qui ramènera Querdenker et Sokrates dans leur institution. Jusqu’à la prochaine rencontre, dans deux semaines.
Cet article est paru dans le magazine insieme de septembre 2020.
Andrea Alfaré et la société effective communication
Andrea Alfaré est linguiste spécialisée dans la communication améliorée et alternative (CAA) pour les personnes avec handicaps complexes et multiples. Avec Thekla Huber, elle dirige la société effective communication (efc). Celle-ci propose des formations en communication pour les personnes qui ont besoin de CAA, ainsi que des cours et conseils en CAA pour les institutions. C’est dans le cadre d’une telle formation que prend place le groupe « Sprachvirus », qui tient le blog « Idiotenspeak » (www.idiotenspeak.ch). Dans le cadre d’un projet avec les centres de formation, efc est aussi partenaire d’insieme. Un outil de CAA est en cours d’élaboration pour les offres de formation et de loisirs des associations.