Discrimination linguistique : comment parler du handicap

Auteur

Lise Tran

Publié le

Une motion veut supprimer le terme d’invalidité dans la législation fédérale. Motif : cette désignation est discriminatoire pour les personnes en situation de handicap. Au quotidien, d’autres expressions peuvent heurter ou irriter. Mais la notion de discrimination ainsi que l’évolution de la terminologie qui l’accompagne est plutôt récente.

Les personnes en situation de handicap sont discriminées en termes linguistiques. C’est ce qu’estime Marianne Streiff -Feller, conseillère nationale (BE), présidente du Parti Evangélique Suisse (PEV) et d’Insos Suisse dans une motion déposée en 2016. Cosignée par des membres de tous bords politiques, celle-ci demande que la désignation d’invalide soit remplacée dans la législation fédérale : « Avec le terme péjoratif d’invalide, on réduit la personne en situation de handicap à sa déficience et on ne la considère pas comme un membre à part entière de la société. » Reportée à plusieurs reprises, la motion pourrait être traitée lors de la session d’été (ndlr : en 2018).

Deux bulles de savon contenant des lettres explosent et se mélangent

La notion de discrimination ainsi que l’évolution de la terminologie qui l’accompagne sont plutôt récentes.

Le terme d’invalide, un reliquat d’un autre temps ?

Du côté des cantons, la plupart ont opté pour la terminologie personne en situation de handicap, tandis que le Bureau Fédéral de l’égalité pour les personnes handicapés (BFEH) privilégie celle, justement, de personnes handicapées. D’apparition relativement récentes, ces dernières désignations ont peu à peu supplanté celles de faible d’esprit, infirme, débile, crétin… Jugés discriminatoires, ces termes ont disparu du langage courant et des textes administratifs. Mais à partir de quand estimer qu’il y a discrimination linguistique ? Leurs préférences et leurs agacements quant à ces désignations, plusieurs proches de personnes en situation de handicap ont accepté de nous les confier.

Blaise Neyroud, 53 ans, un fils de 13 ans

L’expression personne différente pour désigner une personne handicapée me dérange clairement. D’accord, c’est une jolie appellation, mais, concrètement, cela veut dire quoi ? Mon fils a un handicap mental. Oui, il est différent de sa sœur. Tout comme elle est différente de lui. Etant petit et trapu, moi aussi, je suis différent ! Parler de cette manière, c’est vouloir atténuer une réalité au nom du politiquement correct. Dans le même ordre d’idée, on doit parler d’une personne non-voyante et non plus d’un aveugle. Ce n’est pourtant ni stigmatisant ni dénigrant… C’est ridicule ! Tout autant que de dire d’un enfant sans trouble qu’il est normal. Pour moi, il s’agit d’une américanisation du mode d’expression.

Une personne se tient en équilibre sur une bulle de savon / bulle de texte.
Illustration : Svenja Plaas

Je peux parfois dire de mon fils qu’il est un handicapé mental. J’ai conscience que c’est assez brutal et que cela peut choquer certaines personnes qui m’entourent. A cette désignation, on colle en effet une étiquette : celle d’une personne enfermée dans un asile. Ce terme, je l’utilise pourtant parfois dans certains contextes, pour aller plus vite. Les personnes que cela dérange sont généralement celles qui n’admettent pas le handicap de leurs proches. Oui, il s’agit d’un vocabulaire brutal. Mais il a une fonction puisqu’il désigne un concept clair. A contrario d’expressions longues et incompréhensibles telles que personne en situation de trouble du développement cognitif. De telles désignations sont contre-productives. Que mon point de vue ne soit pas forcément représentatif du milieu du handicap, j’en ai conscience. Mais je l’assume.

Christine Berger, 52 ans, un fils de 20 ans

Je n’étais pas au courant de la motion qui vise à supprimer le mot « invalide »… Mais l’expression « rente d’impotence » est à mes yeux encore plus dénigrante ! Que l’on soit petit, gros ou en fauteuil roulant, on reste avant tout une personne. Et dire d’une personne qu’elle est « un handicapé » met en avant le handicap et fait justement oublier la personne. C’est pourquoi j’aime parler de personne différente ou de personne en situation de handicap.

Quelqu’un est bloqué dans une bulle de texte prononcée par une autre personne.

« L’expression souffrir d’un handicap me déplaît énormément. On peut être en situation de handicap et ne pas souffrir ! »

Christine Berger

Ce dernier terme est très large et implique que tous les moyens sont mis en œuvre pour rendre le handicap plus léger. Enfin, l’expression “souffrir d’un handicap” me déplaît énormément. On peut être en situation de handicap et ne pas souffrir ! Cela va dépendre d’énormément d’éléments, de la personne, mais aussi du handicap.

1. En 20 ans, j’ai pu voir les appellations évoluer. Et aussi les regards. Les personnes âgées ne voient pas toujours la personne, mais le fauteuil. Par exemple, quand je vais à un spectacle avec mon fils et que j’entends : « On a un fauteuil roulant à caser ! » Là, je réponds qu’il s’agit de mon fils. La nouvelle génération, elle, me paraît plus ouverte.

Jean-François Berger, 65 ans, une fille de 31 ans

Quand je parle de ma fille, je ne dis jamais qu’elle est atteinte de déficience intellectuelle. Même si je sais que cette désignation est actuellement d’usage dans le domaine du handicap, cela ne m’est jamais venu à l’esprit. Pour que ce soit très clair, je dis de ma fille qu’elle a un handicap mental ou qu’elle est mentalement handicapée. Le terme de handicap situe très vite qu’il y a un problème, une différence. Il permet de dire simplement et rapidement : « A cause de son handicap, ma fille n’a pas pu suivre l’école normale. Elle fait du ski, malgré son handicap… » Bien sûr, certains penseront qu’elle n’a pas pu aller à l’école, non pas à cause de son handicap, mais parce que l’établissement n’était pas adapté à sa différence. Ces avis font aussi partie de la réalité !

Une personne repousse une bulle de texte prononcée par quelqu’un d’autre.

Une motion veut supprimer le terme d’invalidité dans la législation fédérale.

Cap-Loisirs, dont je suis le co-président, est d’ailleurs né du terme handicap. On a gardé cap, parce que c’est beau, cela veut dire que l’on vise quelque chose. Mais je n’ai rien contre les autres appellations. Dans le cadre de la fondation, on suit l’évolution de la terminologie, même si on ne l’applique pas forcément. Personne en situation de handicap mental ou non, ou personne atteinte de déficience mentale sont les termes que nous utilisons. Ce sont des expressions plus construites, moins parlées. L’utilisation des termes varie en fonction du contexte. Dès lors que l’on dit d’une personne qu’elle est malvoyante, on se situe dans une réalité plus scientifique ou dans l’écriture. Mais, dans la rue, en parlant d’une personne qui a une canne blanche, on va dire d’elle qu’elle est aveugle. Cela dépend aussi du public auquel on s’adresse : entre experts ou dans des revues spécialisées, on parlera plus volontiers de déficience intellectuelle. Par contre, le mot invalide, je ne l’utilise pas. Il se rapporte vraiment aux invalides de guerre.

 

Cet article est paru dans le magazine insieme de juin 2018.

Illustrations : Svenja Plaas