Qualité et bonne humeur au menu

Auteur

Martine Salomon

Publié le

Dans le village médiéval de Saint-Ursanne (JU), l’hôtel-restaurant La Demi-Lune emploie plusieurs personnes avec handicap mental. Il marie avec brio l’inclusion, la qualité des prestations et une ambiance joyeuse.

Le temps s’arrête. On est bercé par la douceur des gens et de la rivière qui murmure en contrebas. La terrasse est tout au bord du Doubs. La plupart des clients sont équipés de sacs à dos, voire de piolets. Les randonneurs sont friands du patrimoine historique de Saint-Ursanne. L’hôtel-restaurant La Demi-Lune séduit lui aussi par son charme d’antan, mais également par son accueil soigné et son atmosphère chaleureuse. Calme et sourire sur les visages des visiteurs aussi bien que des employés. Vers 12h00, une quinzaine de clients sont présents. Jacqueline Monin circule comme une libellule entre les tables : rayonnante mais discrète, vive mais concentrée. Les mains équipées d’un linge, elle apporte deux assiettes de repas à un couple. Puis elle sert deux bières un peu plus loin. Elle répond aux clients avec prévenance et sobriété.

Une employée avec un handicap mental sert des clients de l’hôtel-restaurant.

Jacqueline Monin a trouvé le job de ses rêves à l’hôtel-restaurant La Demi-Lune. Photo : Cyril Zingaro

Jacqueline, 25 ans, a suivi une formation de praticienne en intendance à Seedorf (FR). « Donc je connais ce qu’il faut faire, pis surtout ce qu’il faut pas faire. J’évite les erreurs. Même si après tout, l’erreur est humaine … » Elle a cherché du travail pendant cinq ans, accumulant les réponses négatives. « J’ai perdu confiance. Je me suis beaucoup rabaissée. » Sa marraine lui parle de La Demi-Lune. Elle postule spontanément, et après un stage, elle est engagée. Elle travaille les matins du jeudi au dimanche, parfois au restaurant, parfois au nettoyage des chambres. « Ils ont vu que j’étais quelqu’un d’assez réservé, surtout au début. Mais j’ai pu m’intégrer au fil du temps. » Quant aux contacts avec les clients, elle y a été bien entraînée à Seedorf, dans une salle de service avec des clients externes.

Le goût du travail bien fait

« Mon handicap à moi, c’est que je suis trop lente. Parce que je veux faire le travail à fond, tout propre », dit Jacqueline. La chambre n°7 – une suite – lui prend donc particulièrement de temps. Consciencieuse, elle se met à la place du client et elle a le souci du détail. « J’observe et j’apprends. Même quand je suis en vacances dans d’autres endroits, je replie en triangle le bout des rouleaux de papier WC ! » La jeune femme ne souhaite guère explorer d’autres activités professionnelles. « Je suis dans mon domaine. C’est ma bulle. Chaque moment compte. »

Remy Paratte, cuisinier à l’hôtel-restaurant de La Demi-Lune

« C’est pas facile tous les jours, car on doit travailler comme dans un restaurant classique – servir les clients le plus vite possible – et s’occuper en même temps des jeunes. Mais c’est un beau challenge. Ce qui est génial, c’est de voir qu’ils font énormément de progrès, et très vite. »

Rémy Paratte, cuisinier à l’hôtel-restaurant de La Demi-Lune

Dans le couloir, on croise le cuisinier affairé à transporter des caisses. Rémy Paratte, 24 ans, a déjà travaillé dans plusieurs établissements. Il a été engagé à La Demi-Lune après avoir postulé à une annonce. Une sensibilité au handicap était demandée : cela a attisé son intérêt. Sa soeur a des troubles autistiques. Ce concept d’intégration dans le monde du travail lui plaît : « C’est pas facile tous les jours, car on doit travailler comme dans un restaurant classique – servir les clients le plus vite possible – et s’occuper en même temps des jeunes. Mais c’est un beau challenge. Ce qui est génial, c’est de voir qu’ils font énormément de progrès, et très vite. Comme Jonas : au début, c’était tout nouveau pour lui, on a dû tout lui apprendre. Maintenant, il fait tout seul une tarte flambée, ou des gâteaux aux fruits ! »

En cuisine, Jonas Noirjean, 20 ans, arbore un large sourire et un regard pétillant. Auparavant, il a travaillé dans un atelier de menuiserie à Porrentruy. Il voulait déjà devenir cuisinier, inspiré par son oncle dont c’est le métier. Mais il n’y avait pas d’opportunité. S’il travaille désormais à La Demi-Lune, « c’est grâce à la patronne. Je connais son fils depuis tout petit. » Il y travaille cinq jours par semaine. Le jeune homme apprécie le fait d’avoir une responsabilité envers la clientèle, et de bien l’assumer. « Faut avancer, faut pas traîner. » L’activité qui lui plaît le moins ? « La plonge … mais tout cuisinier commence par là … » Quant à son prochain objectif : « Travailler sur le chaud, la cuisson. Je le fais déjà pour le personnel ; mais pour les clients, j’ai pas encore le niveau. »

La directrice de la Demi-Lune se tient devant son hôtel-restaurant
La Demi-Lune est dirigée par Véronique Berberat. Photo: Cyril Zingaro.

Adapter les outils

La Demi-Lune a ouvert ses portes en avril 2019. Elle est dirigée par Véronique Berberat, habitante de Courgenay. Ce projet lui a été inspiré par la situation d’un de ses fils, Sylvain, bientôt 18 ans : « Il voulait travailler en cuisine, mais vu son handicap assez important, il n’y avait pas ce qu’il fallait pour lui au niveau du canton. » Véronique Berberat disposait déjà d’une expérience précieuse, ayant travaillé six ans dans le domaine du handicap (programmes éducatifs, soutien parental). La Jurassienne a aussi effectué des stages au Boutique Hôtel de Martigny, qui emploie des personnes avec handicap depuis plusieurs années. Elle a trouvé l’expérience « fantastique ». Son parcours, couplé à l’intérêt porté par plusieurs familles pour un tel projet d’intégration professionnelle dans la région, a pesé dans la balance : décision fut prise d’ouvrir un hôtel-restaurant.

Une jeune femme tend une clé de chambre d’hôtel vers l’appareil photo.
Bienvenue: Jacqueline Monin prépare avec soin les chambres de l’hôtel. Photo: Cyril Zingaro.

L’effectif compte six employés « atypiques » (en situation de handicap). S’y ajoutent 18 employés « typiques » (sans handicap) l’été et six l’hiver. Il n’y a aucun critère quant au type de handicap. Seule exigence : être motivé. Chacun a son secteur de prédilection mais donne aussi des coups de main ailleurs, comme dans tout établissement de petite taille. « C’est vraiment une place de travail, pas une occupation. Ils ont un contrat. Ils ont leur part des pourboires », explique Véronique Berberat. « Notre but, c’est qu’ils deviennent autonomes. On a adapté beaucoup d’outils en fonction de leurs différents handicaps », poursuit la Jurassienne. Celle-ci soumet ensuite ces outils à une superviseuse en méthode ABA (analyse comportementale appliquée). Par exemple, un bulletin de commande bien détaillé avec des cases à cocher. Un schéma plastifié récapitulant chaque étape pour élaborer toutes les coupes de glace. Une check-list pour vérifier qu’on n’a rien oublié en nettoyant une chambre. En lessiverie, des photos au mur pour visualiser la suite des tâches. Mettre en place tous ces instruments et réussir à faire tourner l’établissement demande beaucoup d’énergie : « Mais c’est hyper intéressant et très gratifiant ! ».

« Une équipe en or »

Quand une tâche s’avère particulièrement difficile, elle n’est pas forcément exclue pour autant. « On se dit que c’est pas le moment, que ça viendra plus tard. On décompose la tâche pour qu’elle devienne plus facile. On reste derrière pour vérifier. Puis on se retire de plus en plus », explique Véronique Berberat. Par exemple, une employée commence par débarrasser les tables. Puis elle apprend à prendre les commandes, mais quelqu’un d’autre tipe et rend la monnaie. « On sait exactement où et comment on veut les amener. On a des étapes. Et on les communique au reste du personnel ‹typique›. »

Un cuisinier et son apprenti en situation de handicap se tiennent debout dans la cuisine.

Au sein de l’équipe de La Demi-Lune, l’empathie et la solidarité entre les collègues sont au premier plan. Photo : Cyril Zingaro.

Justement, « trouver l’équipe en or, qui roule » est aussi un défi. Les employés « typiques » doivent savoir prendre le relais lors des jours plus ardus : dédramatiser et rattraper ce qu’un collègue n’a pas pu faire. L’empathie et la solidarité sont au premier plan – dans les deux sens, d’ailleurs. Et Véronique Berberat d’illustrer le propos en évoquant l’une de ses employées avec handicap : « Elle est incroyable, elle se donne à 100 %. Elle aide tout le monde. Il peut arriver n’importe quoi, elle reste confiante. Elle arrive même à nous motiver, elle nous dit ‹ça va aller›. » L’inclusion amène une autre ambiance que dans un restaurant ordinaire, tant pour les clients que pour l’équipe.
« Les collègues de Sylvain adorent l’avoir en cuisine car il est toujours de bonne humeur. » Et c’est inspirant pour la motivation : « Ils sont toujours contents de travailler ! » Ils adorent les contacts et s’adaptent bien à la clientèle, qui se montre très satisfaite. Des gens sont venus des cantons de Vaud, Neuchâtel et Bâle pour demander des conseils, en vue de monter éventuellement un projet similaire. Quant à La Demi-Lune, avis aux intéressés : elle a encore des places pour des personnes avec handicap !

 

Cet article est paru dans le magazine insieme de septembre 2018.