« Il faut du temps pour inverser la tendance »

Auteur

Susanne Schanda

Publié le

En matière d’éducation, la Suisse a une longue tradition de séparation et de sélection. Inverser cette tendance prend du temps. C’est ce qu’explique Caroline Sahli Lozano, professeure à la Haute école pédagogique de Berne, où elle s’intéresse aux facteurs favorisant l’inclusion scolaire. Et à ceux l’entravant.

La Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), la Loi sur l’égalité pour les personnes handicapées (LHand) et le concordat sur la pédagogie spécialisée privilégient l’inclusion scolaire à l’école spécialisée. Le modèle inclusif est toutefois de plus en plus critiqué, certains le qualifiant même d’échec. Comment voyez-vous cette évolution ?

Le développement de l’école et de l’enseignement prend beaucoup de temps. Je connais cependant beaucoup d’écoles où cela se passe très bien. Actuellement, les élèves présentant de légers handicaps sont de plus en plus intégrés. En outre, les classes spécialisées et celles à effectif réduit ont été totalement supprimées dans certains cantons. En revanche, dans d’autres, les écoles décident elles-mêmes si elles veulent mettre sur pied des classes à effectif réduit ; le canton de Berne en fait partie.

Il est cependant préoccupant de constater que dans les écoles spécialisées destinées à des élèves vivant avec des déficiences intellectuelles plus sévères ou des handicaps multiples, leur nombre augmente dans de nombreux cantons.

Il est cependant préoccupant de constater que dans les écoles spécialisées destinées à des élèves vivant avec des déficiences intellectuelles plus sévères ou des handicaps multiples, leur nombre augmente dans de nombreux cantons. Des écoles spécialisées sont donc agrandies ou en construction, malgré ce que prévoient la CDPH et la Loi sur l’égalité pour les handicapés (LHand). A noter que dans plusieurs de ces écoles, la proportion d’élèves issus de l’immigration est également en augmentation.

Pour que l’intégration réussisse, les écoles ont besoin d’évoluer à différents niveaux. © Taylor Flowe / Unsplash

Comment cela s’explique-t-il ?

Les écoles spécialisées sont parfois semi-privées ou financées par des fondations. Leurs ressources sont ainsi peu limitées : s’il y a une demande, de nouvelles classes sont ouvertes. En revanche, les ressources pour l’intégration en école ordinaire sont fortement plafonnées dans la plupart des cantons.

Les écoles spécialisées sont parfois semi-privées ou financées par des fondations. Leurs ressources sont ainsi peu limitées : s’il y a une demande, de nouvelles classes sont ouvertes.

Ainsi, lorsque dans un tel établissement les ressources pour un élève ne suffisent pas et que l’attitude envers l’intégration est défavorable et l’intégration difficile à mettre en œuvre, l’école spécialisée entre en jeu. Les ressources de ces dernières sont moins limitées, bien qu’il existe aussi des différences cantonales en matière de pilotage. Certains cantons fixent ainsi un taux de scolarisation dans des structures séparatives et le contrôlent au niveau communal.

 

Les cantons n’en sont pas tous au même stade. Au Tessin, l’intégration scolaire semble mieux fonctionner. A quoi cela est-il dû ?

La carte interactive développée dans le cadre du programme prioritaire « Education inclusive » de la PH Bern (voir encadré ci-dessous) permet de comparer les cantons. On voit les régions dans lesquelles les classes spécialisées ont été supprimées et de quelle manière les cantons répartissent les ressources. Le Tessin s’est inspiré de l’Italie, qui ne connaît plus de séparation depuis les années 1970.

 

Pourquoi la Suisse est-elle autant à la traîne ?

Notre pays a une longue tradition de séparation et de sélection. La mise en place d’un système fortement séparatif dans le domaine de la pédagogie spécialisée date d’il y a une centaine d’années.

En 1920, la première formation de pédagogie spécialisée voit le jour ; reconnaître qu’il y a des élèves avec des besoins particuliers pour lesquels des spécialistes spécifiquement formé∙e∙s sont nécessaires est alors un énorme progrès. On croyait beaucoup à l’efficacité de l’homogénéisation, à l’enseignement dans un cadre spécifique pour les élèves ayant des besoins similaires. Pendant près de cent ans, la plupart des ressources et des compétences ont été transférées vers ces cadres spécifiques. Il faut du temps pour inverser la tendance.

Caroline Sahli Lozano

Notre pays a une longue tradition de séparation et de sélection. La mise en place d’un système fortement séparatif dans le domaine de la pédagogie spécialisée date d’il y a une centaine d’années

Caroline Sahli Lozano, professeure à la Haute école pédagogique de Berne

Etes-vous favorable à la suppression des écoles spécialisées ?

En Suisse, je m’imagine difficilement une suppression du jour au lendemain comme en Italie. Mais, compte tenu de la CDPH et de la LHand, il faudrait plafonner les ressources des écoles spécialisées. Si certaines ressources allouées aux écoles spécialisées pour l’intégration pouvaient être utilisées, cela permettrait d’avoir une meilleure base. Je plaide pour le soutien et le développement du système scolaire existant plutôt que pour l’externalisation des élèves en difficulté.

D’où les solutions devraient-elles venir ?

De différents niveaux. Dans la recherche, nous examinons les conditions qui favorisent l’intégration et celles qui l’entravent ainsi que les domaines où les développements peuvent être encouragés, et comparons la Suisse à d’autres pays. Pour que l’intégration réussisse, les écoles ont besoin d’évoluer à différents niveaux. Notamment en termes d’attitude générale à l’égard de l’inclusion.

Pour que l’intégration réussisse, les écoles ont besoin d’évoluer à différents niveaux. Notamment en termes d’attitude générale à l’égard de l’inclusion.

Mais aussi au niveau des directions, de la collaboration, des structures de jour, ou encore des compétences du corps enseignant et des spécialistes, qui s’influencent mutuellement. Dans certains pays, comme l’Allemagne ou l’Australie, les impulsions viennent généralement de parents ou de personnes concernées, qui se mobilisent de manière visible pour défendre leurs droits. En Suisse, dans le contexte scolaire, je vois plus rarement des mouvements de cette ampleur et des revendications claires émanant des personnes elles-mêmes. Il faut dire que les écoles spécialisées sont plus attrayantes dans notre pays. Elles sont une valeur sûre pour les familles.